Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/131

Cette page a été validée par deux contributeurs.

de vie sans relation avec les autres. Ils n’aiment ni l’effort critique ni l’effort de synthèse, et ne se les imposent pas sans violence.

Mais dans la peur, l’angoisse, quand la chair recule devant la mort, devant la trop grande souffrance, devant l’excès du danger, il apparaît dans l’âme de tout homme, fût-il tout à fait inculte, un fabricateur de raisonnements qui élabore des preuves pour établir qu’il est légitime et bon de se soustraire à cette mort, à cette souffrance, à ce danger. Ces preuves peuvent, selon les cas, être bonnes ou mauvaises. De toutes manières, sur le moment, le désarroi de la chair et du sang leur imprime une intensité de force persuasive qu’aucun orateur n’a jamais obtenue.

Il y a des gens chez qui les choses ne se passent pas ainsi. C’est ou bien que leur nature les soustrait à la peur, que leur chair, leur sang et leurs entrailles sont insensibles à la présence de la mort ou de la douleur ; ou bien qu’il y a un tel degré d’unité dans leur âme que ce fabricateur de raisonnements n’a pas la possibilité d’y travailler. Chez d’autres encore il travaille, il fait sentir sa persuasion, mais elle est pourtant méprisée. Cela même suppose soit un degré déjà élevé d’unité intérieure, soit des stimulants extérieurs puissants.

L’observation géniale d’Hitler sur la propagande, à savoir que la force brutale ne peut pas l’emporter sur des idées si elle est seule, mais qu’elle y parvient aisément, en s’adjoignant quelques idées d’aussi basse qualité qu’on voudra, cette observation fournit aussi la clef de la vie intérieure. Les tumultes de la chair, si violents soient-ils, ne peuvent pas l’emporter dans l’âme sur une pensée, s’ils sont seuls. Mais leur victoire est facile s’ils communiquent leur puissance persuasive à une autre pensée, si mauvaise soit-elle. C’est ce point qui est important. Aucune pensée n’est de qualité trop médiocre pour cette fonction d’alliée de la chair. Mais il faut à la chair de la pensée pour alliée.

C’est pourquoi, alors qu’en temps ordinaire les gens, même cultivés, vivent, sans aucun malaise, avec les plus énormes contradictions intérieures, dans les moments de crise suprême, la moindre faille dans le système intérieur acquiert la même importance que si le philosophe le plus lucide se tenait quelque