Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/130

Cette page a été validée par deux contributeurs.

morte fait de l’amour de la justice l’inspiration centrale du mouvement ouvrier français. Dans la première moitié du xixe siècle, c’était un amour brûlant, qui prenait fait et cause pour les opprimés du monde entier.

Tant que la patrie était le peuple constitué en nation souveraine, aucun problème ne se posait sur ses rapports avec la justice. Car on admettait — tout à fait arbitrairement, et par une interprétation très superficielle du Contrat Social — qu’une nation souveraine ne commet pas d’injustice envers ses membres ni envers ses voisins ; on supposait que les causes qui produisent l’injustice sont toutes liées à la non-souveraineté de la nation.

Mais dès lors que derrière la patrie il y a le vieil État, la justice est loin. Dans l’expression du patriotisme moderne, il n’est pas beaucoup question de la justice, et surtout il n’est rien dit qui puisse permettre de penser les relations entre la patrie et la justice. On n’ose pas affirmer qu’il y ait équivalence entre les deux notions ; on n’oserait pas, notamment, l’affirmer aux ouvriers, qui, à travers l’oppression sociale, sentent le froid métallique de l’État, et se rendent compte confusément que le même froid doit exister dans les relations internationales. Quand on parle beaucoup de la patrie, on parle peu de la justice ; et le sentiment de la justice est si puissant chez les ouvriers, fussent-ils matérialistes, du fait qu’ils ont toujours l’impression d’être privés d’elle, qu’une forme d’éducation morale où la justice ne figure presque pas ne peut pas avoir prise sur eux. Quand ils meurent pour la France, ils ont toujours besoin de sentir qu’ils meurent en même temps pour quelque chose de beaucoup plus grand, qu’ils ont part à la lutte universelle contre l’injustice. Pour eux, selon une parole devenue célèbre, la patrie ne suffit pas.

Il en est de même partout où brûle une flamme, une étincelle, fût-elle imperceptible, de vie spirituelle véritable. À ce feu, la patrie ne suffit pas. Et pour ceux chez qui elle est absente, le patriotisme, dans ses suprêmes exigences, est bien trop élevé ; il ne peut alors constituer un stimulant assez fort que sous la forme du plus aveugle fanatisme national.

Il est vrai que les hommes sont capables de diviser leur âme en compartiments, dans chacun desquels une idée a une espèce