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d’un homme, là sera aussi son cœur. » Il est donc interdit d’avoir son cœur sur terre.

Les chrétiens aujourd’hui n’aiment pas poser la question des droits respectifs, sur leur cœur, de Dieu et de leur pays. Les évêques allemands ont terminé une de leurs protestations les plus courageuses en disant qu’ils se refusaient à avoir jamais à choisir entre Dieu et l’Allemagne. Et pourquoi s’y refusent-ils ? Il peut toujours se produire des circonstances impliquant un choix à faire entre Dieu et n’importe quoi de terrestre, et le choix ne doit jamais être douteux. Mais les évêques français auraient tenu le même langage. La popularité de Jeanne d’Arc au cours du dernier quart de siècle n’était pas quelque chose d’entièrement sain ; c’était une ressource commode pour oublier qu’il y a une différence entre la France et Dieu. Pourtant cette lâcheté intérieure devant le prestige de l’idée de patrie n’a pas rendu le patriotisme plus énergique. La statue de Jeanne d’Arc se trouvait placée de manière à attirer les regards, dans toutes les églises du pays, pendant ces jours affreux où les Français ont abandonné la France.

« Si quelqu’un vient vers moi et ne hait pas son père et sa mère et sa femme et ses enfants et ses frères et ses sœurs, et de plus sa propre âme, il ne peut pas être mon disciple. » S’il est prescrit de haïr tout cela, en un certain sens du mot haïr, il est certainement interdit d’aimer son pays, en un certain sens du mot aimer. Car l’objet propre de l’amour, c’est le bien, et « Dieu seul est bon ».

Ce sont là des évidences, mais, par quelque sortilège, complètement méconnues dans notre siècle. Autrement il aurait été impossible qu’un homme comme le Père de Foucauld, qui avait choisi d’être par la charité le témoin du Christ au milieu de populations non chrétiennes, se crût en même temps le droit de fournir des renseignements au 2e Bureau au sujet de ces mêmes populations.

Il serait sain pour nous de méditer les terribles paroles du diable au Christ, montrant tous les royaumes de ce monde et disant à leur sujet : « Toute puissance m’a été abandonnée. » Aucun d’eux n’est excepté.

Ce qui n’a pas choqué les chrétiens a choqué les ouvriers. Une tradition encore assez récente pour n’être pas tout à fait