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fréquent et facile à comprendre. Ceux qui avaient dix-huit ans en 1914 ont eu leur caractère formé au cours des années antérieures.

On a dit que l’école du début du siècle avait forgé une jeunesse pour la victoire, et que celle d’après 1918 a fabriqué une génération de vaincus. Il y a certainement là beaucoup de vrai. Mais les maîtres d’école d’après 1918 étaient des anciens combattants. Beaucoup des enfants qui ont eu dix ans entre 1920 et 1930 ont eu des instituteurs qui avaient fait la guerre.

Si la France a subi l’effet de cette réaction plus que d’autres pays, cela est dû à un déracinement beaucoup plus aigu, correspondant à une centralisation étatique bien plus ancienne et plus intense, à l’effet démoralisant de la victoire, et à la licence accordée à toutes les propagandes.

Il y a eu aussi rupture d’équilibre, et compensation par rupture en sens inverse, autour de la notion de patrie, dans le domaine de la pure pensée. Du fait que l’État était demeuré, au milieu d’un vide total, la seule chose qualifiée pour demander à l’homme la fidélité et le sacrifice, la notion de patrie se posait comme un absolu dans la pensée. La patrie était hors du bien et du mal. C’est ce qu’exprime le proverbe anglais « right or wrong, my country ». Mais souvent on va plus loin. On n’admet pas que la patrie puisse avoir tort.

Si peu enclins que soient les hommes de tous les milieux à l’effort de l’examen critique, une absurdité éclatante, même s’ils ne la reconnaissent pas, les met dans un état de malaise qui affaiblit l’âme. Il n’y a au fond rien de plus mélangé à la vie humaine commune et quotidienne que la philosophie, mais une philosophie implicite.

Poser la patrie comme un absolu que le mal ne peut souiller est une absurdité éclatante. La patrie est un autre nom de la nation ; et la nation est un ensemble de territoires et de populations assemblés par des événements historiques où le hasard a une grande part, autant que l’intelligence humaine peut en juger, et où se mélangent toujours le bien et le mal. La nation est un fait, et un fait n’est pas un absolu. Elle est un fait parmi d’autres analogues. Il y a plus d’une nation sur la surface de la terre. La nôtre est certes unique. Mais chacune