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Il est l’objet d’une rancune refoulée parce qu’inavouable, mais toujours présente comme un poison secret.

La même chose s’est produite entre les Français et la France, après 1918. Ils lui avaient trop donné. Ils lui avaient donné davantage qu’ils n’avaient dans le cœur pour elle.

Tout le courant d’idées antipatriotiques, pacifistes, internationalistes d’après 1918 s’est réclamé des morts de la guerre et des anciens combattants ; et quant à ceux-ci, il émanait réellement dans une large mesure de leurs milieux. Il y avait aussi, il est vrai, des associations d’anciens combattants intensément patriotiques. Mais l’expression de leur patriotisme sonnait creux et manquait tout à fait de force persuasive. Elle ressemblait au langage de gens qui, ayant trop souffert, éprouvent continuellement le besoin de se rappeler qu’ils n’ont pas souffert pour rien. Car des souffrances trop grandes par rapport aux impulsions du cœur peuvent pousser à l’une ou l’autre attitude ; ou on repousse violemment ce à quoi on a trop donné, ou on s’y accroche avec une sorte de désespoir.

Rien n’a fait plus de mal au patriotisme que l’évocation, répétée à satiété, du rôle joué par la police derrière les champs de bataille. Rien ne pouvait blesser davantage les Français, en les forçant à constater, derrière la patrie, la présence de cet État policier, objet traditionnel de leur haine. En même temps les extraits de la presse extravagante d’avant 1918, relus après coup dans le sang-froid et avec dégoût, rapprochés de ce rôle de la police, leur donnait l’impression d’avoir été roulés. Il n’est rien qu’un Français soit moins capable de pardonner. Les mots mêmes qui exprimaient le sentiment patriotique ayant été discrédités, il passait en un sens dans la catégorie des sentiments inavouables. Il y a eu un temps, et il n’est pas loin, où l’expression d’un sentiment patriotique dans les milieux ouvriers, du moins dans certains d’entre eux, aurait fait l’effet d’un manquement aux convenances.

Des témoignages concordants affirment que les plus courageux, en 1940, ont été les anciens combattants de l’autre guerre. Il faut seulement en conclure que leurs réactions d’après 1918 ont eu une influence plus profonde sur l’âme des enfants qui les entouraient que sur la leur propre. C’est un phénomène très