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C’est pourquoi jusqu’à 1940 elle ne lui avait pas été refusée. Car l’homme sent qu’une vie humaine sans fidélité est quelque chose de hideux. Parmi la dégradation générale de tous les mots du vocabulaire français qui ont rapport à des notions morales, les mots de traître et de trahison n’ont rien perdu de leur force. L’homme sent aussi qu’il est né pour le sacrifice ; et il ne restait plus dans l’imagination publique d’autre forme de sacrifice que le sacrifice militaire, c’est-à-dire offert à l’État.

Il s’agissait bien uniquement de l’État. L’illusion de la Nation, au sens où les hommes de 1789, de 1792, prenaient ce mot, qui faisait alors couler des larmes de joie, c’était là du passé complètement aboli. Le mot même de nation avait changé de sens. En notre siècle, il ne désigne plus le peuple souverain, mais l’ensemble des populations reconnaissant l’autorité d’un même État ; c’est l’architecture formée par un État et le pays dominé par lui. Quand on parle de souveraineté de la nation, aujourd’hui, cela veut dire uniquement souveraineté de l’État. Un dialogue entre un de nos contemporains et un homme de 1792 mènerait à des malentendus bien comiques. Or non seulement l’État en question n’est pas le peuple souverain, mais il est identiquement ce même État inhumain, brutal, bureaucratique, policier, légué par Richelieu à Louis XIV, par Louis XIV à la Convention, par la Convention à l’Empire, par l’Empire à la IIIe République. Qui plus est, il est instinctivement connu et haï comme tel.

Ainsi on a vu cette chose étrange, un État, objet de haine, de répulsion, de dérision, de mépris et de crainte, qui, sous le nom de patrie, a réclamé la fidélité absolue, le don total, le sacrifice suprême, et les a obtenus, de 1914 à 1918, à un point qui a dépassé toute attente. Il se posait comme un absolu ici-bas, c’est-à-dire comme un objet d’idolâtrie ; et il a été accepté et servi comme tel, honoré d’une quantité effroyable de sacrifices humains. Une idolâtrie sans amour, quoi de plus monstrueux et de plus triste ?

Quand quelqu’un va dans le dévouement beaucoup plus loin que son cœur ne le pousse, il se produit inévitablement par la suite une réaction violente, une sorte de révulsion dans les sentiments. Cela se voit souvent dans les familles, quand un malade a besoin de soins qui dépassent l’affection qu’il inspire.