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un sens analogue est produit par le système anglais de l’Église nationale et par le système français de la séparation des Églises et de l’État. Seulement le second semble plus destructeur.

La religion a été proclamée une affaire privée. Selon les habitudes d’esprit actuelles, cela ne veut pas dire qu’elle réside dans le secret de l’âme, dans ce lieu profondément caché où même la conscience de chacun ne pénètre pas. Cela veut dire qu’elle est affaire de choix, d’opinion, de goût, presque de fantaisie, quelque chose comme le choix d’un parti politique ou même comme le choix d’une cravate ; ou encore qu’elle est affaire de famille, d’éducation, d’entourage. Étant devenue une chose privée, elle perd le caractère obligatoire réservé aux choses publiques, et par suite n’a plus de titre incontesté à la fidélité.

Quantité de paroles révélatrices montrent qu’il en est ainsi. Combien de fois, par exemple, n’entend-on pas répéter ce lieu commun : « Catholiques, protestants, juifs ou libres penseurs, nous sommes tous Français », exactement comme s’il s’agissait de petites fractions territoriales du pays, comme on dirait : « Marseillais, Lyonnais ou Parisiens, nous sommes tous Français. » Dans des textes émanés du pape, on peut lire : « Non seulement du point de vue chrétien, mais plus généralement du point de vue humain… » ; comme si le point de vue chrétien, qui ou bien n’a aucun sens, ou bien prétend envelopper toutes choses dans ce monde et dans l’autre, avait un degré de généralité moindre que le point de vue humain. On ne peut concevoir un aveu de faillite plus terrible. Voilà comment se paient les « anathema sit ». En fin de compte, la religion, dégradée au rang d’affaire privée, se réduit au choix d’un lieu où aller passer une heure ou deux, le dimanche matin.

Ce qu’il y a là de comique, c’est que la religion, c’est-à-dire la relation de l’homme avec Dieu, n’est pas regardée aujourd’hui comme une chose trop sacrée pour l’intervention d’aucune autorité extérieure, mais est mise au nombre des choses que l’État laisse à la fantaisie de chacun, comme étant de peu d’importance au regard des affaires publiques. Du moins il en a été ainsi dans un passé récent. C’est là la signification actuelle du mot de « tolérance ».

Ainsi il n’y a rien, hors l’État, où la fidélité puisse s’accrocher.