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sont internationaux que par fiction, ou l’internationalisme y a la forme de la subordination totale à une certaine nation.

Enfin l’État a également supprimé tous les liens qui pouvaient, en dehors de la vie publique, donner une orientation à la fidélité. Autant la Révolution française, en supprimant les corporations, a favorisé le progrès technique, autant moralement elle a fait de mal, ou du moins elle a consacré, achevé, un mal déjà partiellement accompli. On ne saurait trop répéter qu’aujourd’hui, quand on emploie ce mot, dans quelque milieu que ce soit, ce dont il s’agit n’a rien de commun avec les corporations.

Une fois les corporations disparues, le travail est devenu, dans la vie individuelle des hommes, un moyen ayant pour fin correspondante l’argent. Il y a quelque part, dans les textes constitutifs de la Société des Nations, une phrase affirmant que le travail désormais ne serait plus une marchandise. C’était une plaisanterie du dernier mauvais goût. Nous vivons dans un siècle où quantité de braves gens, qui pensent être très loin de ce que Lévy-Bruhl nommait la mentalité pré-logique, ont cru à l’efficacité magique de la parole bien plus qu’aucun sauvage du fond de l’Australie. Quand on retire de la circulation commerciale un produit indispensable, on prévoit pour lui un autre mode de distribution. Rien de tel n’a été prévu pour le travail qui, bien entendu, est demeuré une marchandise.

Dès lors la conscience professionnelle est simplement une modalité de la probité commerciale. Dans une société fondée sur les échanges, le plus grand poids de réprobation sociale tombe sur le vol et l’escroquerie, et notamment sur l’escroquerie du marchand qui vend de la marchandise avariée en garantissant qu’elle est bonne. De même, quand on vend son travail, la probité exige que l’on fournisse une marchandise d’une qualité qui réponde au prix. Mais la probité n’est pas la fidélité. Une très grande distance sépare ces deux vertus.

Il y a un fort élément de fidélité dans la camaraderie ouvrière qui a été longtemps le mobile dominant de la vie syndicale. Mais plusieurs obstacles ont empêché cette fidélité de constituer un support solide de la vie morale. D’un côté, le mercantilisme de la vie sociale s’est étendu aussi au mouvement ouvrier, en mettant les questions de sous au premier plan ; or plus les soucis