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êtres humains condamnés à passer ces années uniques, irremplaçables, entre le berceau et la tombe, dans un morne ennui, n’est-ce pas aussi atroce que la faim ou les massacres ? C’est Richelieu qui a commencé à jeter cette brume d’ennui sur la France, et elle n’a pas cessé depuis de devenir de plus en plus irrespirable. Au moment de la guerre, cela avait atteint le degré de l’asphyxie.

Si l’État a tué moralement tout ce qui était, territorialement parlant, plus petit que lui, il a aussi transformé les frontières territoriales en murs de prison pour enfermer les pensées. Dès qu’on regarde l’histoire d’un peu près, et hors des manuels, on est stupéfait de voir combien certaines époques presque dépourvues de moyens matériels de communication dépassaient la nôtre pour la richesse, la variété, la fécondité, l’intensité de vie dans les échanges de pensées à travers les plus vastes territoires. C’est le cas du Moyen Âge, de l’antiquité pré-romaine, de la période immédiatement antérieure aux temps historiques. De nos jours, avec la T. S. F., l’aviation, le développement des transports de toute espèce, l’imprimerie, la presse, le phénomène moderne de la nation enferme en petits compartiments séparés même une chose aussi naturellement universelle que la science. Les frontières, bien entendu, ne sont pas infranchissables ; mais de même que pour voyager il faut en passer par une infinité de formalités ennuyeuses et pénibles, de même tout contact avec une pensée étrangère, dans n’importe quel domaine, demande un effort mental pour passer la frontière. C’est un effort considérable, et beaucoup de gens ne consentent pas à le fournir. Même chez ceux qui le fournissent, le fait qu’un effort est indispensable empêche que des liens organiques puissent être noués par-dessus les frontières.

Il est vrai qu’il existe des Églises et des partis internationaux. Mais quant aux Églises, elles présentent le scandale intolérable de prêtres et de fidèles demandant à Dieu en même temps, avec les mêmes rites, les mêmes paroles, et, il faut le supposer, un degré égal de foi et de pureté de cœur, la victoire militaire pour l’un ou l’autre de deux camps ennemis. Ce scandale date de loin ; mais dans notre siècle la vie religieuse est subordonnée à celle de la nation plus qu’elle ne l’a jamais été. Quant aux partis, ou ils ne