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à l’égard de cet organe sont restés les mêmes qu’au temps où les paysans étaient obligés, comme le constate Rousseau, de cacher qu’ils possédaient un peu de jambon.

De même tout le jeu des institutions politiques était un objet de répulsion, de dérision et de mépris. Le mot même de politique s’était chargé d’une intensité de signification péjorative incroyable dans une démocratie. « C’est un politicien », « tout cela, c’est de la politique » ; ces phrases exprimaient des condamnations sans appel. Aux yeux d’une partie des Français, la profession même de parlementaire — car c’était une profession — avait quelque chose d’infamant. Certains Français étaient fiers de s’abstenir de tout contact avec ce qu’ils nommaient « la politique », excepté le jour des élections, ou y compris ce jour ; d’autres regardaient leur député comme une espèce de domestique, un être créé et mis au monde pour servir leur intérêt particulier. Le seul sentiment qui tempérât le mépris des affaires publiques était l’esprit de parti, chez ceux du moins que cette maladie avait contaminés.

On chercherait vainement un aspect de la vie publique qui ait excité chez les Français le plus léger sentiment de loyauté, de gratitude ou d’affection. Aux beaux temps de l’enthousiasme laïque, il y avait eu l’enseignement ; mais depuis longtemps l’enseignement n’est plus, aux yeux des parents comme des enfants, qu’une machine à procurer des diplômes, c’est-à-dire des situations. Quant aux lois sociales, jamais le peuple français, dans la mesure où il en était satisfait, ne les a regardées comme autre chose que comme des concessions arrachées à la mauvaise volonté des pouvoirs publics par une pression violente.

Aucun autre intérêt ne tenait lieu de celui qui manquait aux affaires publiques. Chacun des régimes successifs ayant détruit à un rythme plus rapide la vie locale et régionale, elle avait finalement disparu. La France était comme ces malades dont les membres sont déjà froids et dont le cœur seul palpite encore. Presque nulle part il n’y avait de pulsation de vie, excepté à Paris ; dès la banlieue qui entourait la ville, la mort morale commençait à peser.

À cette époque extérieurement paisible d’avant la guerre, l’ennui des petites villes de province françaises constituait peut-être une cruauté aussi réelle que des atrocités plus visibles. Des