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en fin de compte, ce ne sera pas le peuple qui mangera l’État, ou plutôt le résorbera.

La IIIe République, en France, était une chose bien singulière ; un de ses traits les plus singuliers est que toute sa structure, hors le jeu même de la vie parlementaire, provenait de l’Empire. Le goût des Français pour la logique abstraite les rend très susceptibles d’être dupés par des étiquettes. Les Anglais ont un royaume à contenu républicain ; nous avions une République à contenu impérial. Encore l’Empire lui-même se rattache-t-il, par-dessus la Révolution, par des liens sans discontinuité, à la monarchie ; non pas l’antique monarchie française, mais la monarchie totalitaire, policière du xviie siècle.

Le personnage de Fouché est un symbole de cette continuité. L’appareil de répression de l’État français a mené à travers tous les changements une vie sans trouble ni interruption, avec une capacité d’action toujours accrue.

De ce fait, l’État en France était resté l’objet des rancunes, des haines, de la répulsion, excitées jadis par une royauté tournée en tyrannie. Nous avons vécu ce paradoxe, d’une étrangeté telle qu’on ne pouvait même pas en prendre conscience : une démocratie où toutes les institutions publiques, ainsi que tout ce qui s’y rapporte, étaient ouvertement haïes et méprisées par toute la population.

Aucun Français n’avait le moindre scrupule à voler ou escroquer l’État en matière de douanes, d’impôt, de subventions, ou en toute autre matière. Il faut excepter certains milieux de fonctionnaires ; mais eux faisaient partie de la machine publique. Si les bourgeois allaient beaucoup plus loin que le reste du pays dans les opérations de ce genre, c’est uniquement parce qu’ils avaient beaucoup plus d’occasions. La police est en France l’objet d’un mépris tellement profond que pour beaucoup de Français ce sentiment fait partie de la structure morale éternelle de l’honnête homme. Guignol est du folk-lore français authentique, qui remonte à l’ancien régime et n’a pas vieilli. L’adjectif policier constitue en français une des injures les plus sanglantes, dont il serait curieux de savoir s’il y a des équivalents dans d’autres langues. Or la police n’est pas autre chose que l’organe d’action des pouvoirs publics. Les sentiments du peuple français