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Si on lit Saint-Simon, non pas à titre de curiosité littéraire et historique, mais comme un document sur la vie que des êtres humains ont réellement vécue, on est pris d’horreur et de dégoût devant une telle intensité de mortel ennui, une bassesse si générale d’âme, de cœur et d’intelligence. La Bruyère, les lettres de Liselotte, tous les documents de l’époque, lus dans le même esprit, donnent la même impression. En remontant même un peu plus haut, on devrait bien penser, par exemple, que Molière n’a pas écrit le Misanthrope pour s’amuser.

Le régime de Louis XIV était vraiment déjà totalitaire. La terreur, les dénonciations ravageaient le pays. L’idolâtrie de l’État, représenté par le souverain, était organisée avec une impudence qui était un défi à toutes les consciences chrétiennes. L’art de la propagande était déjà très bien connu, comme le montre l’aveu naïf du chef de la police à Liselotte concernant l’ordre de ne laisser paraître aucun livre sur aucun sujet, qui ne contînt l’éloge outré du roi.

Sous ce régime, le déracinement des provinces françaises, la destruction de la vie locale, atteignit un degré bien plus élevé. Le xviiie siècle fut une accalmie. L’opération par laquelle la Révolution substitua au roi la souveraineté nationale n’avait qu’un inconvénient, c’est que la souveraineté nationale n’existait pas. Comme pour la jument de Roland, c’était là son seul défaut. Il n’existait en fait aucun procédé connu pour susciter quelque chose de réel correspondant à ces mots. Dès lors il ne restait que l’État, au bénéfice de qui tournait naturellement la ferveur pour l’unité — « unité ou la mort » — surgie autour de la croyance à la souveraineté nationale. D’où nouvelles destructions dans le domaine de la vie locale. La guerre aidant — la guerre est dès le début le ressort de toute cette histoire — l’État, sous la Convention et l’Empire, devint de plus en plus totalitaire.

Louis XIV avait dégradé l’Église française en l’associant au culte de sa personne et en lui imposant l’obéissance même en matière de religion. Cette servilité de l’Église envers le souverain fut pour beaucoup dans l’anticléricalisme du siècle suivant.

Mais quand l’Église commit l’erreur irréparable d’associer son sort à celui des institutions monarchiques, elle se coupa de la vie publique. Rien ne pouvait mieux servir les aspirations