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Depuis, pour préserver de la honte nos gloires nationales, on a imaginé de dire que c’était simplement le langage de politesse de l’époque. Mais c’est un mensonge. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à lire les écrits de Théophile de Viau. Seulement Théophile est mort prématurément des conséquences d’un emprisonnement arbitraire, au lieu que Corneille a vécu très vieux.

La littérature n’a d’intérêt que comme signe, mais elle est un signe qui ne trompe pas. Le langage servile de Corneille montre que Richelieu voulait asservir les esprits eux-mêmes. Non pas à sa personne, car dans son abnégation de soi-même il était probablement sincère, mais à l’État représenté par lui. Sa conception de l’État était déjà totalitaire. Il l’a appliquée autant qu’il pouvait en soumettant le pays, dans toute la mesure où le permettaient les moyens de son temps, à un régime policier. Il a ainsi détruit une grande partie de la vie morale du pays. Si la France s’est soumise à cet étouffement, c’est que les nobles l’avaient tellement désolée de guerres civiles absurdes et atrocement cruelles qu’elle a accepté d’acheter la paix civile à ce prix.

Après l’explosion de la Fronde, qui en ses débuts, par bien des points, annonçait 1789, Louis XIV s’installa au pouvoir dans un esprit de dictateur bien plutôt que de souverain légitime. C’est ce qu’exprime sa phrase : « L’État, c’est moi. » Ce n’est pas là une pensée de roi. Montesquieu a très bien expliqué cela, à mots couverts. Mais ce qu’il ne pouvait encore apercevoir à son époque, c’est qu’il y a eu deux étapes dans la déchéance de la monarchie française. La monarchie après Charles V a dégénéré en despotisme personnel. Mais à partir de Richelieu, elle a été remplacée par une machine d’État à tendances totalitaires, qui, comme le dit Marx, non seulement a subsisté à travers tous les changements, mais a été perfectionnée et accrue par chaque changement de régime.

Pendant la Fronde et sous Mazarin, la France, malgré la détresse publique, a respiré moralement. Louis XIV l’a trouvée pleine de génies brillants qu’il a reconnus et encouragés. Mais en même temps il a continué, avec un degré d’intensité bien plus élevé, la politique de Richelieu. Il a ainsi réduit la France, en très peu de temps, à un état moralement désertique, sans parler d’une atroce misère matérielle.