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pensable, est de changer de camp. Cet état d’esprit dominait certains milieux de Vichy en juillet 1940.

Mais surtout ce qui empêcha le patriotisme français de disparaître au cours de la IIIe République, après qu’il eut perdu presque toute sa substance vivante, c’est qu’il n’y avait pas autre chose. Les Français n’avaient pas autre chose que la France à quoi être fidèles ; et quand ils l’abandonnèrent pour un moment, en juin 1940, on vit combien peut être hideux et pitoyable le spectacle d’un peuple qui n’est lié à rien par aucune fidélité. C’est pourquoi, plus tard, ils se sont de nouveau accrochés exclusivement à la France. Mais si le peuple français retrouve ce qu’on appelle aujourd’hui du nom de souveraineté, la même difficulté qu’avant 1940 reparaîtra ; c’est que la réalité désignée par le mot France sera avant tout un État.

L’État est une chose froide qui ne peut pas être aimée ; mais il tue et abolit tout ce qui pourrait l’être ; ainsi on est forcé de l’aimer, parce qu’il n’y a que lui. Tel est le supplice moral de nos contemporains.

C’est peut-être la vraie cause de ce phénomène du chef qui a surgi partout aujourd’hui et surprend tant de gens. Actuellement, dans tous les pays, dans toutes les causes, il y a un homme vers qui vont les fidélités à titre personnel. La nécessité d’embrasser le froid métallique de l’État a rendu les gens, par contraste, affamés d’aimer quelque chose qui soit fait de chair et de sang. Ce phénomène n’est pas près de prendre fin, et, si désastreuses qu’en aient été jusqu’ici les conséquences, il peut nous réserver encore des surprises très pénibles ; car l’art, bien connu à Hollywood, de fabriquer des vedettes avec n’importe quel matériel humain permet à n’importe qui de s’offrir à l’adoration des masses.

Sauf erreur, la notion d’État comme objet de fidélité est apparue, pour la première fois en France et en Europe, avec Richelieu. Avant lui on pouvait parler, sur un ton d’attachement religieux, du bien public, du pays, du roi, du seigneur. Lui, le premier, adopta le principe que quiconque exerce une fonction publique doit sa fidélité tout entière, dans l’exercice de cette fonction, non pas au public, non pas au roi, mais à l’État et à rien d’autre. Il serait difficile de définir l’État d’une manière rigoureuse.