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vouée par le peuple à la royauté. C’est ainsi que, par un paradoxe historique à première vue surprenant, le patriotisme changea de classe sociale et de camp politique ; il avait été à gauche, il passa à droite.

Le changement s’opéra complètement à la suite de la Commune et des débuts de la IIIe République. Le massacre de mai 1871 a été un coup dont, moralement, les ouvriers français ne se sont peut-être pas relevés. Ce n’est pas tellement loin. Un ouvrier âgé aujourd’hui de cinquante ans peut en avoir recueilli les souvenirs terrifiés de la bouche de son père alors enfant. L’armée du xixe siècle était une création spécifique de la Révolution française. Même les soldats aux ordres des Bourbons, de Louis-Philippe ou de Napoléon III devaient se faire une extrême violence pour tirer sur le peuple. En 1871, pour la première fois depuis la Révolution, si l’on excepte le court intermède de 1848, la France possédait une armée républicaine. Cette armée, composée de braves garçons des campagnes françaises, se mit à massacrer les ouvriers avec un débordement inouï de joie sadique. Il y avait de quoi produire un choc.

La cause principale en était sans doute le besoin de compensation à la honte de la défaite, ce même besoin qui nous mena un peu plus tard conquérir les malheureux Annamites. Les faits montrent que, sauf opération surnaturelle de la grâce, il n’y a pas de cruauté ni de bassesse dont les braves gens ne soient capables, dès qu’entrent en jeu les mécanismes psychologiques correspondants.

La IIIe République fut un second choc. On peut croire à la souveraineté nationale tant que de méchants rois ou empereurs la bâillonnent ; on pense : s’ils n’étaient pas là !… Mais quand ils ne sont plus là, quand la démocratie est installée et que néanmoins le peuple n’est manifestement pas souverain, le désarroi est inévitable.

1871 fut la dernière année de ce patriotisme français particulier né en 1789. Le prince impérial allemand Frédéric — plus tard Frédéric II — homme humain, raisonnable et intelligent, a été vivement surpris par l’intensité de ce patriotisme, rencontré partout au cours de la campagne. Il ne pouvait comprendre les Alsaciens qui, ignorant presque le français, parlant un dialecte