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intensité de conscience française à tous les moments de grand éclat de la France ; au xiiie siècle, quand l’Europe accourait à l’Université de Paris ; au xive siècle, quand la Renaissance, déjà éteinte ou non encore allumée ailleurs, avait son siège en France ; dans les premières années de Louis XIV, quand le prestige des lettres s’unissait à celui des armes. Il n’en est pas moins vrai que ce ne sont pas les rois qui ont soudé ces territoires disparates. C’est uniquement la Révolution.

Déjà au cours du xviiie siècle il y avait en France, dans des milieux très différents, à côté d’une corruption effroyable, une flamme brûlante et pure de patriotisme. Témoin ce jeune paysan, frère de Restif de la Bretonne, brillamment doué, qui devint soldat presque enfant encore par pur amour du bien public, et fut tué à dix-sept ans. Mais c’était déjà la Révolution qui produisait cela. On l’a pressentie, attendue, désirée, tout le long du siècle.

La Révolution a fondu les populations soumises à la couronne de France en une masse unique, et cela par l’ivresse de la souveraineté nationale. Ceux qui avaient été Français de force le devinrent par libre consentement ; beaucoup de ceux qui ne l’étaient pas souhaitaient le devenir. Car être Français, dès ce moment, c’était être la nation souveraine. Si tous les peuples étaient devenus souverains partout, comme on l’espérait, la France ne pouvait perdre la gloire d’avoir commencé. D’ailleurs les frontières n’avaient plus d’importance. Les étrangers étaient seulement ceux qui demeuraient esclaves des tyrans. Les étrangers d’âme vraiment républicaine étaient volontiers admis comme Français à titre honorifique.

Ainsi il y a eu en France ce paradoxe d’un patriotisme fondé, non sur l’amour du passé, mais sur la rupture la plus violente avec le passé du pays. Et pourtant la Révolution avait un passé dans la partie plus ou moins souterraine de l’histoire de France ; tout ce qui avait rapport à l’émancipation des serfs, aux libertés des villes, aux luttes sociales ; les révoltes du xive siècle, le début du mouvement des Bourguignons, la Fronde, des écrivains comme d’Aubigné, Théophile de Viau, Retz. Sous François Ier un projet de milice populaire fut écarté, parce que les seigneurs objectèrent que si on le réalisait les petits-fils des miliciens seraient seigneurs