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et une place déterminée, c’est-à-dire limitée. D’ailleurs, ce besoin n’est davantage évident pour les milieux ouvriers que parce que le problème de la patrie y a été beaucoup discuté depuis longtemps. Mais c’est un besoin commun à tout le pays. Il est inadmissible que le mot qui aujourd’hui revient presque continuellement accouplé à celui de devoir, n’ait presque jamais fait l’objet d’aucune étude. En général, on ne trouve à citer à son sujet qu’une page médiocre de Renan.

La nation est un fait récent. Au Moyen Âge la fidélité allait au seigneur, ou à la cité, ou aux deux, et par delà à des milieux territoriaux qui n’étaient pas très distincts. Le sentiment que nous nommons patriotisme existait bien, à un degré parfois très intense ; c’est l’objet qui n’en était pas territorialement défini. Le sentiment couvrait selon les circonstances des surfaces de terre variables.

À vrai dire le patriotisme a toujours existé, aussi haut que remonte l’histoire. Vercingétorix est vraiment mort pour la Gaule ; les tribus espagnoles qui ont résisté à la conquête romaine, parfois jusqu’à l’extermination, mouraient pour l’Espagne, et le savaient, et le disaient ; les morts de Marathon et de Salamine sont morts pour la Grèce ; au temps où la Grèce, non encore réduite en province, était par rapport à Rome dans le même état que la France de Vichy par rapport à l’Allemagne, les enfants des villes grecques jetaient des pierres, dans la rue, aux collaborateurs, et les appelaient traîtres, avec la même indignation qui est la nôtre aujourd’hui.

Ce qui n’avait jamais existé jusqu’à une époque récente, c’est un objet cristallisé, offert d’une manière permanente au sentiment patriotique. Le patriotisme était diffus, errant, et s’élargissait ou se resserrait selon les affinités et les périls. Il était mélangé à des loyautés différentes, celles envers des hommes, seigneurs ou rois, celles envers des cités. Le tout formait quelque chose de très confus, mais aussi de très humain. Pour exprimer le sentiment d’obligation que chacun éprouve envers son pays, on disait le plus souvent « le public », « le bien public », mot qui peut à volonté désigner un village, une ville, une province, la France, la chrétienté, le genre humain.

On parlait aussi du royaume de France. Dans ce terme était