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un mode de calcul en vertu duquel elles ne comptent pas. Céder à cette tentation, c’est ruiner l’âme ; c’est la tentation à vaincre par excellence.

Nous avons tous succombé à cette tentation, pour cette honte publique qui a été si profonde qu’elle a blessé chacun dans le sentiment intime de son propre honneur. Sans cette tentation, les réflexions autour d’un fait tellement extraordinaire auraient déjà abouti à une nouvelle doctrine, à une nouvelle conception de la patrie.

Du point de vue social notamment, on n’évitera pas la nécessité de penser la notion de patrie. Non pas la penser à nouveau ; la penser pour la première fois ; car, sauf erreur, elle n’a jamais été pensée. N’est-ce pas singulier, pour une notion qui a joué et qui joue un tel rôle ? Cela fait voir quelle place la pensée tient en réalité parmi nous.

La notion de patrie avait perdu tout crédit parmi les ouvriers français au cours du dernier quart de siècle. Les communistes l’ont remise en circulation après 1934, avec grand accompagnement de drapeaux tricolores et de chants de la « Marseillaise ». Mais ils n’ont pas eu la moindre difficulté à la mettre de nouveau en sommeil peu avant la guerre. Ce n’est pas en son nom qu’ils ont commencé l’action de résistance. Ils ne l’ont adoptée de nouveau que trois quarts d’année environ après la défaite. Peu à peu ils l’ont adoptée intégralement. Mais il serait par trop naïf de voir là une réconciliation véritable entre la classe ouvrière et la patrie. Les ouvriers meurent pour la patrie, ce n’est que trop vrai. Mais nous vivons dans un temps tellement perdu de mensonges que même la vertu du sang volontairement sacrifié ne suffit pas à remettre dans la vérité.

Pendant des années, on a enseigné aux ouvriers que l’internationalisme est le plus sacré des devoirs, et le patriotisme, le plus honteux des préjugés bourgeois. On a passé d’autres années à leur enseigner que le patriotisme est un devoir sacré, et ce qui n’est pas patriotisme, une trahison. Comment, en fin de compte, seraient-ils dirigés autrement que par des réactions élémentaires et par de la propagande ?

Il n’y aura pas de mouvement ouvrier sain s’il ne trouve à sa disposition une doctrine assignant une place à la notion de patrie,