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limites de l’existence humaine, dans les deux sens, ce bien a été entièrement remis en dépôt à l’État.

Et pourtant c’est précisément dans cette période où la nation subsiste seule que nous avons assisté à la décomposition instantanée, vertigineuse de la nation. Cela nous a laissés étourdis, au point qu’il est extrêmement difficile de réfléchir là-dessus.

Le peuple français, en juin et juillet 1940, n’a pas été un peuple à qui des escrocs, cachés dans l’ombre, ont soudain par surprise volé sa patrie. C’est un peuple qui a ouvert la main et laissé la patrie tomber par terre. Plus tard — mais après un long intervalle — il s’est consumé en efforts de plus en plus désespérés pour la ramasser, mais quelqu’un avait mis le pied dessus.

Maintenant le sens national est revenu. Les mots « mourir pour la France » ont repris un accent qu’ils n’avaient pas eu depuis 1918. Mais dans le mouvement de refus qui a soulevé le peuple français, la faim, le froid, la présence toujours odieuse de soldats étrangers possédant tout pouvoir pour commander, la séparation des familles, pour certains l’exil, la captivité, toutes ces souffrances ont eu pour le moins une très large part, probablement décisive. La meilleure preuve est la différence d’esprit qui séparait la zone occupée et l’autre. Il n’y a pas par nature une plus grande quantité de grâce patriotique au nord qu’au sud de la Loire. La différence des situations a produit des états d’esprit différents. L’exemple de la résistance anglaise, l’espoir de la défaite allemande ont été aussi des facteurs importants.

La France aujourd’hui n’a d’autre réalité que le souvenir et l’espérance. La République n’a jamais été aussi belle que sous l’Empire ; la patrie n’est jamais si belle que sous l’oppression d’un conquérant, si l’on a l’espoir de la revoir intacte. C’est pourquoi on ne doit pas juger, par l’intensité actuelle du sentiment national, de l’efficacité réelle qu’il possédera, après la libération, pour la stabilité de la vie publique.

L’effritement instantané de ce sentiment en juin 1940 est un souvenir chargé de tant de honte qu’on aime mieux ne pas y penser, le mettre hors de compte, ne penser qu’au redressement ultérieur. Dans la vie privée aussi, chacun est toujours tenté de mettre ses propres défaillances, en quelque sorte, entre parenthèses, de les ranger dans quelque lieu de débarras, de trouver