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traint à y précipiter soi-même et autrui. L’Allemagne en est un exemple.

Les populations malheureuses du continent européen ont besoin de grandeur encore plus que de pain, et il n’y a que deux espèces de grandeur, la grandeur authentique, qui est d’ordre spirituel, et le vieux mensonge de la conquête du monde. La conquête est l’ersatz de la grandeur.

La forme contemporaine de la grandeur authentique, c’est une civilisation constituée par la spiritualité du travail. C’est une pensée qu’on peut lancer en avant sans risquer aucune désunion. Le mot de spiritualité n’implique aucune affiliation particulière. Les communistes eux-mêmes, dans l’atmosphère actuelle, ne le repousseraient sans doute pas. Il serait facile d’ailleurs de trouver dans Marx des citations qui se ramènent toutes au reproche de manque de spiritualité adressé à la société capitaliste ; ce qui implique qu’il doit y en avoir dans la société nouvelle. Les conservateurs n’oseraient pas repousser cette formule. Les milieux radicaux, laïques, francs-maçons, non plus. Les chrétiens s’en empareraient avec joie. Elle pourrait susciter l’unanimité.

Mais on ne peut toucher à une telle formule qu’en tremblant. Comment y toucher sans la souiller, sans en faire un mensonge ? Notre époque est tellement empoisonnée de mensonge qu’elle change en mensonge tout ce qu’elle touche. Et nous sommes de notre époque ; nous n’avons aucune raison de nous croire meilleurs qu’elle.

Discréditer de tels mots en les lançant dans le domaine public sans des précautions infinies serait faire un mal irréparable ; ce serait tuer tout reste d’espoir que la chose correspondante puisse apparaître. Ils ne doivent pas être liés à une cause, à un mouvement, ni même à un régime, ni non plus à une nation. Il ne faut pas leur faire le mal que Pétain a fait aux mots « Travail, Famille, Patrie », ni non plus le mal que la IIIe République a fait aux mots Liberté, Égalité, Fraternité. Ils ne doivent pas être un mot d’ordre.

Si on les propose publiquement, ce doit être seulement comme l’expression d’une pensée qui dépasse de très loin les hommes et les collectivités d’aujourd’hui, et qu’on s’engage en toute humi-