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cette intégrité, de cette unité primitive à laquelle l’homme aspire du fond de l’âme. En fait Héphaïstos ne tient à personne le langage que Platon feint un moment de mettre dans sa bouche. Ce n’est pas avec un homme qu’un homme peut être ainsi indissolublement uni. C’est seulement avec Dieu. C’est seulement en redevenant l’ami de Dieu que l’homme peut espérer recevoir, dans l’autre monde, après la mort, l’unité, l’intégrité dont il a besoin.

Platon ne dit jamais tout dans ses mythes. Il n’est pas arbitraire de les prolonger. Il serait bien plutôt arbitraire de ne pas les prolonger. Dans celui-ci Platon dit qu’après que l’homme complet eut été coupé en deux, le devant du corps correspondant à la coupure, Zeus chargea Apollon de changer de côté et de mettre par devant le visage, c’est-à-dire les organes des sens, et les organes sexuels. Il est naturel d’imaginer, en prolongeant la métaphore, que dans le retour à l’état d’intégrité, tout cela devient en quelque sorte intérieur à l’être complet. Autrement dit, l’être complet est, comme Platon le dit dans le Timée de l’Âme du Monde, « connu et suffisamment aimé lui-même de lui-même », à la fois sujet et objet. C’est bien cet état que Platon indique quand il dit que celui qui aime ne fera plus qu’un avec celui qui est aimé, cet être unique doit être à la fois sujet et objet, autrement l’amour disparaîtrait et il n’y aurait aucune félicité. Bien entendu une telle intégrité n’appartient qu’à Dieu, et l’homme ne peut y avoir part que par l’union d’amour avec Dieu. Le mythe de Platon indique que l’intégrité à laquelle il arrive grâce à l’amour dans l’éternité bienheureuse est d’un ordre supérieur à celle qu’il a perdue par le péché, ce péché est ainsi une « faute heureuse », ainsi que le dit la liturgie catholique.