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j’ai faim, au moment où j’en ai faim, et alors je ne lis pas, je mange. Dieu m’avait miséricordieusement empêchée de lire les mystiques, afin qu’il me fût évident que je n’avais pas fabriqué ce contact absolument inattendu.

Pourtant j’ai encore à moitié refusé, non mon amour, mais mon intelligence. Car il me paraissait certain, et je le crois encore aujourd’hui, qu’on ne peut jamais trop résister à Dieu si on le fait par pur souci de la vérité. Le Christ aime qu’on lui préfère la vérité, car avant d’être le Christ il est la vérité. Si on se détourne de lui pour aller vers la vérité, on ne fera pas un long chemin sans tomber dans ses bras.

C’est après cela que j’ai senti que Platon est un mystique, que toute l’Iliade est baignée de lumière chrétienne, et que Dionysos et Osiris sont d’une certaine manière le Christ lui-même ; et mon amour en a été redoublé.

Je ne me demandais jamais si Jésus a été ou non une incarnation de Dieu ; mais en fait j’étais incapable de penser à lui sans le penser comme Dieu.

Au printemps 1940 j’ai lu la Bhagavat-Gîta. Chose singulière, c’est en lisant ces paroles merveilleuses et d’un son tellement chrétien, mises dans la bouche d’une incarnation de Dieu, que j’ai senti avec force que nous devons à la vérité religieuse bien autre chose que l’adhésion accordée à un beau poème, une espèce d’adhésion bien autrement catégorique.

Pourtant je ne croyais pas pouvoir même me poser la question du baptême. Je sentais que je ne pouvais pas honnêtement abandonner mes sentiments concernant les religions non-chrétiennes et concernant Israël — et en effet le temps et la méditation n’ont fait que les renforcer — et je croyais que c’était un obstacle absolu. Je n’imaginais pas la possibilité qu’un prêtre pût même songer à m’accorder le baptême. Si je ne vous avais pas rencontré, je ne me serais jamais posé le problème du baptême comme un problème pratique.