Page:Weil - Attente de Dieu, 1950.djvu/78

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais ajouter à cette conception de la vie le dogme lui-même, sans y être contrainte par une évidence, m’aurait paru un manque de probité. J’aurais cru même manquer de probité en me posant comme un problème la question de la vérité du dogme, ou même simplement en désirant parvenir à une conviction à ce sujet. J’ai de la probité intellectuelle une notion extrêmement rigoureuse, au point que je n’ai jamais rencontré personne qui ne m’ait paru en manquer à plus d’un égard ; et je crains toujours d’en manquer moi-même.

M’abstenant ainsi du dogme, j’étais empêchée par une sorte de pudeur d’aller dans les églises, où pourtant j’aimais me trouver. Pourtant j’ai eu trois contacts avec le catholicisme qui ont vraiment compté.

Après mon année d’usine, avant de reprendre l’enseignement, mes parents m’avaient emmenée au Portugal, et là je les ai quittés pour aller seule dans un petit village. J’avais l’âme et le corps en quelque sorte en morceaux. Ce contact avec le malheur avait tué ma jeunesse. Jusque-là je n’avais pas eu l’expérience du malheur, sinon le mien propre, qui, étant le mien, me paraissait de peu d’importance, et qui d’ailleurs n’était qu’un demi-malheur, étant biologique et non social. Je savais bien qu’il y avait beaucoup de malheur dans le monde, j’en étais obsédée, mais je ne l’avais jamais constaté par un contact prolongé. Étant en usine, confondue aux yeux de tous et à mes propres yeux avec la masse anonyme, le malheur des autres est entré dans ma chair et dans mon âme. Rien ne m’en séparait, car j’avais réellement oublié mon passé et je n’attendais aucun avenir, pouvant difficilement imaginer la possibilité de survivre à ces fatigues. Ce que j’ai subi là m’a marquée d’une manière si durable qu’aujourd’hui encore, lorsqu’un être humain, quel qu’il soit, dans n’importe quelles circonstances, me parle sans brutalité, je ne peux pas m’empêcher d’avoir l’impression qu’il doit y avoir erreur et que l’erreur va sans doute