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J’espère que cet abandon, même si je me trompe, me mènera finalement à bon port.

Ce que j’appelle bon port, vous le savez, c’est la croix. S’il ne peut m’être donné un jour de mériter avoir part à celle du Christ, au moins celle du bon larron. De tous les êtres autres que le Christ dont il est question dans l’Évangile, le bon larron est de loin celui que j’envie davantage. Avoir été aux côtés du Christ et dans le même état pendant la crucifixion me paraît un privilège beaucoup plus enviable que d’être à sa droite dans sa gloire.

Quoique la date soit proche, ma décision n’est pas prise encore d’une manière tout à fait irrévocable. Ainsi, si par hasard vous aviez un conseil à me donner, ce serait le moment. Mais n’y réfléchissez pas particulièrement. Vous avez beaucoup de choses beaucoup plus importantes à quoi penser.

Une fois partie, il me paraît peu probable que les circonstances me permettent un jour de vous revoir. Quant aux rencontres éventuelles dans une autre vie, vous savez que je ne me représente pas les choses ainsi. Mais peu importe. Il suffit à mon amitié pour vous que vous existiez.

Je ne pourrai pas m’empêcher de penser avec une vive angoisse à tous ceux que j’aurai laissés en France, et à vous particulièrement. Mais cela aussi est sans importance. Je crois que vous êtes de ceux à qui, quoi qu’il arrive, il ne peut jamais arriver aucun mal.

La distance n’empêchera pas ma dette envers vous de s’accroître, avec le temps, de jour en jour. Car elle ne m’empêchera pas de penser à vous. Et il est impossible de penser à vous sans penser à Dieu.

Croyez à mon amitié filiale.

Simone Weil.


P.-S. — Vous savez qu’il s’agit pour moi de tout autre chose, dans ce départ, que de fuir les souffrances et les