Page:Weil - Attente de Dieu, 1950.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

commun des hommes. Il y a des êtres humains pour qui cette séparation n’a pas de grave inconvénient, parce qu’ils sont déjà séparés du commun des hommes par la pureté naturelle de leur âme. Pour moi au contraire, je crois vous l’avoir dit, je porte en moi-même le germe de tous les crimes ou presque. Je m’en suis aperçue notamment au cours d’un voyage, dans des circonstances que je vous ai racontées. Les crimes me faisaient horreur, mais ne me surprenaient pas ; j’en sentais en moi-même la possibilité ; c’est même parce que j’en sentais en moi-même la possibilité qu’ils me faisaient horreur. Cette disposition naturelle est dangereuse et très douloureuse, mais comme toute espèce de disposition naturelle elle peut servir au bien si on sait en faire l’usage qui convient avec le secours de la grâce. Elle implique une vocation, qui est de rester en quelque sorte anonyme, apte à se mélanger à n’importe quel moment avec la pâte de l’humanité commune. Or, de nos jours, l’état des esprits est tel qu’il y a une barrière plus marquée, une séparation plus grande entre un catholique pratiquant et un incroyant qu’entre un religieux et un laïc.

Je sais bien que le Christ a dit « Quiconque rougira de moi devant les hommes, je rougirai de lui devant mon Père. » Mais rougir du Christ, cela ne signifie peut-être pas pour tous et dans tous les cas ne pas adhérer à l’Église. Pour certains cela peut signifier seulement ne pas exécuter les préceptes du Christ, ne pas rayonner son esprit, ne pas honorer son nom quand l’occasion s’en présente, ne pas être prêt à mourir par fidélité pour lui.

Je vous dois la vérité, au risque de vous heurter, et bien qu’il me soit extrêmement pénible de vous heurter. J’aime Dieu, le Christ et la foi catholique autant qu’il appartient à un être aussi misérablement insuffisant de les aimer. J’aime les saints à travers leurs écrits et les récits concernant leur vie — à part quelques-uns qu’il m’est impossible d’aimer pleinement ni de regarder