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il s’agit toujours d’une créance imaginaire du passé sur l’avenir. C’est à elle qu’il faut renoncer.

Avoir remis à nos débiteurs, c’est avoir renoncé en bloc à tout le passé. Accepter que l’avenir soit encore vierge et intact, rigoureusement lié au passé par des liens que nous ignorons, mais tout à fait libre des liens que notre imagination croit lui imposer. Accepter la possibilité qu’il arrive et en particulier qu’il nous arrive n’importe quoi, et que le jour de demain fasse de toute notre vie passée une chose stérile et vaine.

En renonçant d’un coup à tous les fruits du passé sans exception, nous pouvons demander à Dieu que nos péchés passés ne portent pas dans notre âme leurs misérables fruits de mal et d’erreur. Tant que nous nous accrochons au passé, Dieu lui-même ne peut pas empêcher en nous cette horrible fructification. Nous ne pouvons pas nous attacher au passé sans nous attacher à nos crimes, car ce qui est le plus essentiellement mauvais en nous nous est inconnu.

La principale créance que nous croyons avoir sur l’univers, c’est la continuation de notre personnalité. Cette créance implique toutes les autres. L’instinct de conservation nous fait sentir cette continuation comme une nécessité, et nous croyons qu’une nécessité est un droit. Comme le mendiant qui disait à Talleyrand « Monseigneur, il faut que je vive » et à qui Talleyrand répondait « Je n’en vois pas la nécessité. » Notre personnalité dépend entièrement des circonstances extérieures, qui ont un pouvoir illimité pour l’écraser. Mais nous aimerions mieux mourir que de le reconnaître. L’équilibre du monde est pour nous un cours de circonstances tel que notre personnalité reste intacte et semble nous appartenir. Toutes les circonstances passées qui ont blessé notre personnalité nous semblent des ruptures d’équilibre qui doivent infailliblement un jour ou l’autre être compensées par des phénomènes en sens contraire. Nous vivons