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vie plusieurs instants où il s’est avoué clairement qu’il n’y a pas de bien ici-bas. Mais dès qu’on a vu cette vérité on la recouvre de mensonge. Beaucoup même se complaisent à la proclamer en cherchant dans la tristesse une jouissance morbide, qui n’ont jamais pu supporter de la regarder en face plus d’une seconde. Les hommes sentent qu’il y a danger mortel à regarder cette vérité en face pendant quelque temps. Cela est vrai. Cette connaissance est mortelle plus qu’une épée ; elle inflige une mort qui fait peur plus que la mort charnelle. Avec le temps elle tue en nous tout ce que nous nommons moi. Pour la soutenir il faut aimer la vérité plus que la vie. Ceux qui sont ainsi, selon l’expression de Platon, se détournent de ce qui passe avec toute l’âme.

Ils ne se tournent pas vers Dieu. Comment le pourraient-ils, dans les ténèbres totales ? Dieu lui-même leur imprime l’orientation convenable. Il ne se montre pas à eux cependant avant longtemps. C’est à eux à rester immobiles, sans détourner le regard, sans cesser d’écouter, et à attendre ils ne savent pas quoi, sourds aux sollicitations et aux menaces, inébranlables aux chocs. Si Dieu, après une longue attente, laisse vaguement pressentir sa lumière ou même se révèle en personne, ce n’est que pour un instant. De nouveau il faut rester immobile, attentif, et attendre, sans bouger, en appelant seulement quand le désir est trop fort.

Il ne dépend pas d’une âme de croire à la réalité de Dieu si Dieu ne révèle pas cette réalité. Ou elle met le nom de Dieu comme étiquette sur autre chose, et c’est l’idolâtrie ; ou la croyance à Dieu reste abstraite et verbale. Il en est ainsi dans des pays et des époques où mettre le dogme religieux en doute ne vient même pas à l’esprit. L’état de non-croyance est alors ce que saint Jean de la Croix nommait une nuit. La croyance est verbale et ne pénètre pas dans l’âme. À une époque comme la nôtre l’incrédulité peut être un équivalent de la nuit