Page:Weil - Attente de Dieu, 1950.djvu/206

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette laideur et se fabriquer en imagination de faux biens là où il y a seulement nécessité. C’est par là même que la laideur est un mal, parce qu’elle contraint au mensonge.

D’une manière tout à fait générale, il y a malheur toutes les fois que la nécessité, sous n’importe quelle forme, se fait sentir si durement que la dureté dépasse la capacité de mensonge de celui qui subit le choc. C’est pourquoi les êtres les plus purs sont les plus exposés au malheur. Pour celui qui est capable d’empêcher la réaction automatique de protection qui tend à augmenter dans l’âme la capacité de mensonge, le malheur n’est pas un mal, bien qu’il soit toujours une blessure et en un sens une dégradation.

Quand un être humain est attaché à un autre par un lien d’affection enfermant à un degré quelconque la nécessité, il est impossible qu’il souhaite la conservation de l’autonomie à la fois en lui-même et dans l’autre. Impossible en vertu du mécanisme de la nature. Mais possible par l’intervention miraculeuse du surnaturel. Ce miracle, c’est l’amitié.

« L’amitié est une égalité faite d’harmonie », disaient les pythagoriciens. Il y a harmonie parce qu’il y a unité surnaturelle entre deux contraires qui sont la nécessité et la liberté, ces deux contraires que Dieu a combinés en créant le monde et les hommes. Il y a égalité parce qu’on désire la conservation de la faculté de libre consentement soi-même et chez l’autre.

Quand quelqu’un désire se subordonner à un être humain ou accepte de se subordonner à lui, il n’y a pas trace d’amitié. Le Pylade de Racine n’est pas l’ami d’Oreste. Il n’y a pas d’amitié dans l’inégalité.

Une certaine réciprocité est essentielle à l’amitié. Si d’un des deux côtés toute bienveillance est entièrement absente, l’autre doit supprimer l’affection en lui-même par respect pour le libre consentement auquel il ne doit