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état pénible et qu’il sent dégradant ; mais il ne peut plus s’en passer. Arnolphe a acheté Agnès à sa mère adoptive, parce qu’il lui a semblé que c’était pour lui un bien d’avoir chez lui une petite fille dont il ferait peu à peu une bonne épouse. Plus tard elle ne lui cause plus qu’une douleur déchirante et avilissante. Mais avec le temps son attachement pour elle est devenu un lien vital qui le force à prononcer le vers terrible :

Mais je sens là-dedans qu’il faudra que je crève…

Harpagon a commencé par regarder l’or comme un bien. Plus tard ce n’est plus que l’objet d’une obsession harcelante, mais un objet dont la privation le ferait mourir. Comme dit Platon, il y a une grande différence entre l’essence du nécessaire et celle du bien.

Il n’y a aucune contradiction entre chercher un bien auprès d’un être humain et lui vouloir du bien. Pour cette raison même, quand le mobile qui pousse vers un être humain est seulement la recherche d’un bien, les conditions de l’amitié ne sont pas réalisées. L’amitié est une harmonie surnaturelle, une union des contraires.

Quand un être humain est à quelque degré nécessaire, on ne peut pas vouloir son bien, à moins de cesser de vouloir le sien propre. Là où il y a nécessité, il y a contrainte et domination. On est à la discrétion de ce dont on a besoin, à moins d’en être propriétaire. Le bien central pour tout homme est la libre disposition de soi. Ou l’on y renonce, ce qui est un crime d’idolâtrie, car on n’a le droit d’y renoncer qu’en faveur de Dieu ; ou on désire que l’être dont on a besoin en soit privé.

Toutes sortes de mécanismes peuvent nouer entre êtres humains des liens d’affection qui aient la dureté de fer de la nécessité. L’amour maternel est souvent de cette nature ; parfois l’amour paternel, comme dans Le Père Goriot de Balzac ; l’amour charnel sous sa forme la plus intense, comme dans L’École des Femmes et dans Phè-