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poème est beau, c’est-à-dire que le lecteur ne souhaite pas qu’il soit autre.

C’est ainsi que l’art imite la beauté du monde. La convenance des choses, des êtres, des événements consiste seulement en ceci, qu’ils existent et que nous ne devons pas souhaiter qu’ils n’existent pas où qu’ils aient été autres. Un tel souhait est une impiété à l’égard de notre patrie universelle, un manquement à l’amour stoïcien de l’univers. Nous sommes constitués d’une manière telle que cet amour est en fait possible ; et c’est cette possibilité qui a pour nom la beauté du monde.

La question de Beaumarchais : « Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? » n’a jamais de réponse, parce que l’univers est vide de finalité. L’absence de finalité, c’est le règne de la nécessité. Les choses ont des causes et non des fins. Ceux qui croient discerner des desseins particuliers de la Providence ressemblent aux professeurs qui se livrent aux dépens d’un beau poème à ce qu’ils nomment l’explication du texte.

L’équivalent dans l’art de ce règne de la nécessité, c’est la résistance de la matière et les règles arbitraires. La rime impose au poète dans le choix des mots une direction absolument sans rapport avec la suite des idées. Elle a dans la poésie une fonction peut-être analogue à celle du malheur dans la vie. Le malheur force à sentir avec toute l’âme l’absence de la finalité.

Si l’orientation de l’âme est l’amour, plus on contemple la nécessité, plus on en serre contre soi, à même la chair, la dureté et le froid métalliques, plus on s’approche de la beauté du monde. C’est ce qu’éprouve Job. C’est parce qu’il fut si honnête dans sa souffrance, parce qu’il n’admit en lui-même aucune pensée susceptible d’en altérer la vérité, que Dieu descendit vers lui pour lui révéler la beauté du monde.

C’est parce que l’absence de finalité, l’absence d’intention est l’essence de la beauté du monde que le Christ