Page:Weil - Attente de Dieu, 1950.djvu/176

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tains savants, ni l’emploi des télescopes et des microscopes, ni l’usage des formules algébriques les plus singulières, ni même le mépris du principe de non-contradiction ne permettent de sortir des limites de cette structure. Ce n’est d’ailleurs pas désirable. L’objet de la science, c’est la présence dans l’univers de la Sagesse dont nous sommes les frères, la présence du Christ au travers de la matière qui constitue le monde.

Nous reconstruisons nous-mêmes l’ordre du monde en image, à partir de données limitées, dénombrables, rigoureusement définies. Entre ces termes abstraits et par là maniables pour nous, nous nouons nous-mêmes des liens en concevant des rapports. Nous pouvons ainsi contempler dans une image, image dont l’existence même est suspendue à l’acte de notre attention, la nécessité qui est la substance même de l’univers, mais qui comme telle ne se manifeste à nous que par des coups.

On ne contemple pas sans quelque amour. La contemplation de cette image de l’ordre du monde constitue un certain contact avec la beauté du monde. La beauté du monde, c’est l’ordre du monde aimé.

Le travail physique constitue un contact spécifique avec la beauté du monde, et même, dans les meilleurs moments, un contact d’une plénitude telle que nul équivalent ne peut s’en trouver ailleurs. L’artiste, le savant, le penseur, le contemplatif doivent admirer réellement l’univers percer cette pellicule d’irréalité qui le voile et en fait pour presque tous les hommes, à presque tous les moments de leur vie, un rêve ou un décor de théâtre. Ils le doivent, mais le plus souvent ne le peuvent pas. Celui qui a les membres rompus par l’effort d’une journée de travail, c’est-à-dire d’une journée où il a été soumis à la matière, porte dans sa chair comme une épine la réalité de l’univers. La difficulté pour lui est de regarder et d’aimer ; s’il y arrive, il aime le réel.

C’est l’immense privilège que Dieu a réservé à ses