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en a presque disparu ; la signification même des mots est devenue basse.

Au lieu que le sentiment du beau, quoique mutilé, déformé et souillé, demeure irréductiblement dans le cœur de l’homme comme un puissant mobile. Il est présent dans toutes les préoccupations de la vie profane. S’il était rendu authentique et pur, il transporterait d’un bloc toute la vie profane aux pieds de Dieu, il rendrait possible l’incarnation totale de la foi.

D’ailleurs d’une manière générale la beauté du monde est la voie la plus commune, la plus facile et la plus naturelle.

Comme Dieu se précipite en toute âme dès qu’elle est entr’ouverte pour aimer et servir à travers elle les malheureux, de même aussi il s’y précipite pour aimer et admirer à travers elle la beauté sensible de sa propre création.

Mais le contraire est encore plus vrai. L’inclination naturelle de l’âme à aimer la beauté est le piège le plus fréquent dont se sert Dieu pour l’ouvrir au souffle d’en haut.

C’est le piège où fut prise Corê. Le parfum du narcisse faisait sourire le ciel tout entier là-haut, et la terre entière, et tout le gonflement de la mer. À peine la pauvre jeune fille eut-elle tendu la main qu’elle fut prise au piège. Elle était tombée aux mains du Dieu vivant. Quand elle en sortit, elle avait mangé le grain de grenade qui la liait pour toujours. Elle n’était plus vierge ; elle était l’épouse de Dieu.

La beauté du monde est l’orifice du labyrinthe. L’imprudent qui, étant entré, fait quelques pas, est après quelque temps hors d’état de retrouver l’orifice. Épuisé, sans rien à manger ni à boire, dans les ténèbres, séparé de ses proches, de tout ce qu’il aime, de tout ce qu’il connaît, il marche sans rien savoir, sans espérance, incapable même de se rendre compte s’il marche vraiment