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Nous sommes dans l’irréalité, dans le rêve. Renoncer à notre situation centrale imaginaire, y renoncer non seulement par l’intelligence, mais aussi dans la partie imaginative de l’âme, c’est s’éveiller au réel, à l’éternel, voir la vraie lumière, entendre le vrai silence. Une transformation s’opère alors à la racine même de la sensibilité, dans la manière immédiate de recevoir les impressions sensibles et les impressions psychologiques. Une transformation analogue à celle qui se produit quand le soir, sur une route, à l’endroit où nous avions cru apercevoir un homme accroupi, nous discernons soudain un arbre ; ou quand, ayant cru entendre un chuchotement, nous discernons un froissement de feuilles. On voit les mêmes couleurs, on entend les mêmes sons, mais non pas de la même manière.

Se vider de sa fausse divinité, se nier soi-même, renoncer à être en imagination le centre du monde, discerner tous les points du monde comme étant des centres au même titre et le véritable centre comme étant hors du monde, c’est consentir au règne de la nécessité mécanique dans la matière et du libre choix au centre de chaque âme. Ce consentement est amour. La face de cet amour tournée vers les personnes pensantes est charité du prochain ; la face tournée vers la matière est amour de l’ordre du monde, ou, ce qui est la même chose, amour de la beauté du monde.

Dans l’antiquité, l’amour de la beauté du monde tenait une très grande place dans les pensées et enveloppait la vie tout entière d’une merveilleuse poésie. Il en fut ainsi dans tous les peuples, en Chine, en Inde, en Grèce. Le stoïcisme grec, qui fut quelque chose de merveilleux et dont le christianisme primitif était infiniment proche, surtout la pensée de saint Jean, était à peu près exclusivement amour de la beauté du monde. Quant à Israël, certains endroits de l’Ancien Testament, dans les Psaumes, du livre de Job, dans Isaïe, dans les livres sapien-