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qui se produit comme un éclair entre deux êtres dont l’un est pourvu et l’autre privé de la personne humaine. L’un des deux est seulement un peu de chair nue, inerte et sanglante au bord d’un fossé, sans nom, dont personne ne sait rien. Ceux qui passent à côté de cette chose l’aperçoivent à peine, et quelques minutes plus tard ne savent même pas qu’ils l’ont aperçue. Un seul s’arrête et y fait attention. Les actes qui suivent ne sont que l’effet automatique de ce moment d’attention. Cette attention est créatrice. Mais au moment où elle s’opère elle est renoncement. Du moins si elle est pure. L’homme accepte une diminution en se concentrant pour une dépense d’énergie qui n’étendra pas son pouvoir, qui fera seulement exister un être autre que lui, indépendant de lui. Bien plus, vouloir l’existence de l’autre, c’est se transporter en lui, par sympathie, et par suite avoir part à l’état de matière inerte où il se trouve.

Cette opération est au même degré contre nature chez un homme qui n’a pas connu le malheur et ignore ce que c’est, et chez un homme qui a connu ou pressenti le malheur et l’a pris en horreur.

Il n’est pas étonnant qu’un homme qui a du pain en donne un morceau à un affamé. Ce qui est étonnant, c’est qu’il soit capable de le faire par un geste différent de celui par lequel on achète un objet. L’aumône, quand elle n’est pas surnaturelle, est semblable à une opération d’achat. Elle achète le malheureux.

Quoi qu’un homme veuille, dans le crime comme dans la vertu la plus haute, dans les soucis minuscules comme dans les grands desseins, l’essence de son vouloir consiste toujours en ceci qu’il veut d’abord vouloir librement. Vouloir l’existence de cette faculté de libre consentement chez un autre homme qui en a été privé par le malheur, c’est se transporter dans l’autre, c’est consentir soi-même au malheur, c’est-à-dire à la destruction de soi-même. C’est se nier soi-même. En se niant soi-