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Nous avons inventé la distinction entre la justice et la charité. Il est facile de comprendre pourquoi. Notre notion de la justice dispense celui qui possède de donner. S’il donne quand même, il croit pouvoir être content de lui-même. Il pense avoir fait une bonne œuvre. Quant à celui qui reçoit, selon la manière dont il comprend cette notion, ou elle le dispense de toute gratitude, ou elle le contraint à remercier bassement.

Seule l’identification absolue de la justice et de l’amour rend possible à la fois d’une part la compassion et la gratitude, d’autre part le respect de la dignité du malheur chez le malheureux par lui-même et par les autres.

Il faut penser qu’aucune bonté, sous peine de constituer une faute sous une fausse apparence de bonté, ne peut aller plus loin que la justice. Mais il faut remercier le juste d’être juste, parce que la justice est une chose tellement belle, comme nous remercions Dieu à cause de sa grande gloire. Toute autre gratitude est servile et même animale,

La seule différence entre celui qui assiste à un acte de justice et celui qui en reçoit matériellement l’avantage est que dans cette circonstance la beauté de la justice est pour le premier seulement un spectacle, et pour le second l’objet d’un contact et même comme une nourriture. Ainsi le sentiment qui chez le premier est simple admiration doit être chez le second porté à un degré bien plus élevé par le feu de la gratitude.

Être sans gratitude quand on a été traité avec justice dans des circonstances où l’injustice était facilement possible, c’est se priver de la vertu surnaturelle, sacramentelle, enfermée dans tout acte pur de justice.

Rien ne permet mieux de concevoir cette vertu que la doctrine de la justice naturelle, telle qu’on la trouve exposée avec une probité d’esprit incomparable dans quelques lignes merveilleuses de Thucydide.

Les Athéniens, étant en guerre contre Sparte, vou-