meilleur des cas, celui que marque le malheur ne gardera que la moitié de son âme.
Ceux à qui il est arrivé un de ces coups après lesquels un être se débat sur le sol comme un ver à moitié écrasé, ceux-là n’ont pas de mots pour exprimer ce qui leur arrive. Parmi les gens qu’ils rencontrent, ceux qui, même ayant beaucoup souffert, n’ont jamais eu contact avec le malheur proprement dit n’ont aucune idée de ce que c’est. C’est quelque chose de spécifique, irréductible à toute autre chose, comme les sons, dont rien ne peut donner aucune idée à un sourd-muet. Et ceux qui ont été eux-mêmes mutilés par le malheur sont hors d’état de porter secours à qui que ce soit et presque incapables même de le désirer. Ainsi la compassion à l’égard des malheureux est une impossibilité. Quand elle se produit vraiment, c’est un miracle plus surprenant que la marche sur les eaux, la guérison des malades et même la résurrection d’un mort.
Le malheur a contraint le Christ à supplier d’être épargné, à chercher des consolations près des hommes, à se croire abandonné de son Père. Il a contraint un juste à crier contre Dieu, un juste aussi parfait que la nature seulement humaine le comporte, davantage peut-être, si Job est moins un personnage historique qu’une figure du Christ. « Il se rit du malheur des innocents. » Ce n’est pas un blasphème, c’est un cri authentique arraché à la douleur. Le livre de Job, d’un bout à l’autre, est une pure merveille de vérité et d’authenticité. Au sujet du malheur, tout ce qui s’écarte de ce modèle est plus ou moins souillé de mensonge.
Le malheur rend Dieu absent pendant un temps, plus absent qu’un mort, plus absent que la lumière dans un cachot complètement ténébreux. Une sorte d’horreur submerge toute l’âme. Pendant cette absence il n’y a rien à aimer. Ce qui est terrible, c’est que si, dans ces ténèbres où il n’y a rien à aimer, l’âme cesse d’aimer,