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pendant des heures la guillotine qui va lui couper le cou. Des êtres humains peuvent vivre vingt ans, cinquante ans dans cet état violent. On passe à côté d’eux sans s’en apercevoir. Quel homme est capable de les discerner, si le Christ lui-même ne regarde pas par ses yeux ? On remarque seulement qu’ils ont parfois un comportement étrange, et on blâme ce comportement.

Il n’y a vraiment malheur que si l’événement qui a saisi une vie et l’a déracinée l’atteint directement ou indirectement dans toutes ses parties, sociale, psychologique, physique. Le facteur social est essentiel. Il n’y a pas vraiment malheur là où il n’y a pas sous une forme quelconque déchéance sociale ou appréhension d’une telle déchéance.

Entre le malheur et tous les chagrins qui, même s’ils sont très violents, très profonds, très durables, sont autre chose que le malheur proprement dit, il y a à la fois continuité et la séparation d’un seuil, comme pour la température d’ébullition de l’eau. Il y a une limite au delà de laquelle se trouve le malheur et non en deçà. Cette limite n’est pas purement objective ; toutes sortes de facteurs personnels entrent dans le compte. Un même événement peut précipiter un être humain dans le malheur et non un autre.

La grande énigme de la vie humaine, ce n’est pas la souffrance, c’est le malheur. Il n’est pas étonnant que des innocents soient tués, torturés, chassés de leur pays, réduits à la misère ou à l’esclavage, enfermés dans des camps ou des cachots, puisqu’il se trouve des criminels pour accomplir ces actions. Il n’est pas étonnant non plus que la maladie impose de longues souffrances qui paralysent la vie et en font une image de la mort, puisque la nature est soumise à un jeu aveugle de nécessités mécaniques. Mais il est étonnant que Dieu ait donné au malheur la puissance de saisir l’âme elle-même des innocents et de s’en emparer en maître souverain. Dans le