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doivent l’aimer au point de confondre leur amour avec le sien à l’égard des choses d’ici-bas.

Quand une âme est parvenue à un amour qui emplisse également tout l’univers, cet amour devient ce poussin aux ailes d’or qui perce l’œuf du monde. Après cela il aime l’univers non du dedans, mais du dehors, du lieu où siège la Sagesse de Dieu qui est notre frère premier-né. Un tel amour n’aime pas les êtres et les choses en Dieu, mais de chez Dieu. Étant auprès de Dieu il abaisse de là son regard, confondu avec le regard de Dieu, sur tous les êtres et sur toutes les choses.

Il faut être catholique, c’est-à-dire n’être relié par un fil à rien qui soit créé, sinon la totalité de la création. Cette universalité a pu autrefois chez les saints être implicite, même dans leur propre conscience. Ils pouvaient implicitement faire dans leur âme une juste part, d’un côté à l’amour dû seulement à Dieu et à toute sa création, de l’autre aux obligations envers tout ce qui est plus petit que l’univers. Je crois que saint François d’Assise, saint Jean de la Croix ont été ainsi. Aussi furent-ils tous deux poètes.

Il est vrai qu’il faut aimer le prochain, mais, dans l’exemple que donne le Christ comme illustration de ce commandement, le prochain est un être nu et sanglant, évanoui sur la route, et dont on ne sait rien. Il s’agit d’un amour tout à fait anonyme, et par à même tout à fait universel.

Il est vrai aussi que le Christ a dit à ses disciples « Aimez-vous les uns les autres. » Mais à je crois qu’il s’agit d’amitié, une amitié personnelle entre deux êtres qui doit lier chaque ami de Dieu à chaque autre. L’amitié est la seule exception légitime au devoir d’aimer seulement d’une manière universelle. Encore à mon avis n’est-elle vraiment pure que si elle est pour ainsi dire entourée de toutes parts par une enveloppe compacte d’indifférence qui maintienne une distance.