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crois vraiment qu’il n’y a que Dieu qui ait sur moi le pouvoir de m’empêcher de vous causer de la joie.

Même à ne considérer que le plan des relations purement humaines, je vous dois une gratitude infinie. Je crois qu’excepté vous tous les êtres humains à qui il m’est jamais arrivé de donner, par mon amitié, le pouvoir de me faire facilement de la peine se sont parfois amusés à m’en faire, fréquemment ou rarement, consciemment ou inconsciemment, mais tous quelquefois. Là où je reconnaissais que c’était conscient, je prenais un couteau et je coupais l’amitié, sans d’ailleurs prévenir l’intéressé.

Ils ne se conduisaient pas ainsi par méchanceté, mais par l’effet du phénomène bien connu qui pousse les poules, quand elles voient une poule blessée parmi elles, à se jeter dessus à coups de bec.

Tous les hommes portent en eux cette nature animale. Elle détermine leur attitude à l’égard de leurs semblables avec ou sans leur connaissance et leur adhésion. Ainsi parfois sans que la pensée se rende compte de rien la nature animale dans un homme sent la mutilation de la nature animale dans un autre et réagit en conséquence. De même pour toutes les situations possibles et les réactions animales correspondantes. Cette nécessité mécanique tient tous les hommes à tous moments ; ils y échappent seulement à proportion de la place que tient dans leurs âmes le surnaturel authentique.

Le discernement même partiel est très difficile en cette matière. Mais s’il était vraiment complètement possible, on aurait là un critérium de la part du surnaturel dans la vie d’une âme, critérium certain, précis comme une balance, et tout à fait indépendant de toutes croyances religieuses. C’est cela, parmi beaucoup d’autres choses, qu’a indiqué le Christ en disant : « Ces deux commandements sont un seul. »

C’est seulement près de vous que je n’ai jamais été atteinte par le contre-coup de ce mécanisme. Ma situa-