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— Mon Dieu, fit-il, c’est qu’on nous a envoyé des officiers prussiens du Brandebourg et de la Poméranie pour commander notre landwehr, et ces officiers, ne nous connaissant pas, nous traitent comme les premiers venus.

— Mais, lui dis-je, au lieu de me laisser faire trompette, j’aurais mieux aimé être caporal, sergent ou brigadier.

— Sans doute, mon cher monsieur Auburtin ; mais il aurait fallu passer un examen, et malheureusement je n’ai jamais eu de goût pour l’état militaire. C’est la seconde fois que pareille chose m’arrive ; la première fois, en 1866, quand je venais de me marier, il fallut monter à cheval et tout abandonner pour se rendre en Bohême. Alors, j’étais trompette comme maintenant, et je m’en suis assez bien tiré, parce que nous apprîmes à moitié chemin que tout venait de se terminer sans nous, fort heureusement. Nous entrâmes en triomphe, renvoyés dans nos foyers, et je pus reprendre tranquillement la direction de mes affaires. Mais cette fois, lorsque la nouvelle arriva qu’il fallait recommencer, ayant déjà mon gros ventre, vous pensez bien, monsieur Auburtin, que cela ne me fit pas grand plaisir. J’avais trente et un ans et cinq mois, il me restait encore quelques mois à faire, et j’espérais finir mon temps honnêtement à la maison, lorsque l’ordre arriva de partir pour Rastadt. Ma trompette était sur le bureau, comme un simple trophée. Le colonel et le capitaine arrivèrent prendre le commandement. Il fallut maigrir et puis passer à travers feu, et flammes, et voilà maintenant comment la chose se finit ! »

Il parlait d’un air si triste, qu’en songeant à la position d’un homme pareil, loin de sa maison, de la considération de ses concitoyens, de l’amour de sa femme, réduit à se voir souffleter pour avoir manqué d’haleine, ce qui peut arriver à tout le monde, et puis à passer la nuit au fond d’un bûcher, au milieu des courants d’air, en plein mois de décembre, songeant à cela, j’en conçus une pitié véritable pour ce malheureux.