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soir, et…

— Non ! si je vais à l’ambulance, dit-il en allongeant la lèvre, on me renverra bientôt au régiment ; et si je pars d’ici pour me retirer, soit en France, soit en Allemagne, je serai considéré comme déserteur, de sorte que j’aime mieux finir la campagne dans ce village ? »

Pour cette fois, la colère m’étouffait ; je sentais comme une pâleur d’indignation se répandre sur mes joues. Il le vit sans doute, car aussitôt il me dit :

« Mais je vous paierai… je veux vous payer convenablement ; je vous donnerai deux cents francs par mois pour mon logement et ma pension.

— Où sont-ils, les deux cents francs ?

— Je ne les ai pas sur moi, mais je vais les demander tout de suite…

— Où ? à qui ?

— À mon banquier. Donnez-moi seulement une plume, de l’encre, du papier, et j’écris à l’instant.

— Allons donc, m’écriai-je en levant les épaules, me prenez-vous pour une bête ? Est-ce que les trompettes ont des banquiers ?

— Et vous, dit-il d’un ton désolé, si vous me prenez pour un trompette ordinaire, vous avez tort ; je suis trompette, c’est vrai… mais trompette dans la landwehr ; je suis un bon bourgeois de Saarbrück. J’ai eu le plaisir de vous voir il y a deux ans aux eaux de Risslingen. Nous avons dîné plus d’une fois ensemble à table d’hôte, à l’hôtel du Grand’Cerf. Regardez-moi donc, vous ne me reconnaissez pas ?

Ce qu’il disait était vrai : j’avais été deux ans avant passer une saison aux eaux de Risslingen, pour me guérir d’une gastrite ; et pourtant sa figure ne me revenait pas tout à fait, j’hésitais à le reconnaître.

« Eh ! dit il, avec ma barbe et mes moustaches, je ne suis plus le même homme qu’en habit noir et cravate blanche. Ah ! les temps sont bien changés !… »

Pendant qu’il parlait ainsi, les larmes aux yeux, il me sembla le reconnaître, et je lui dis avec commisération :

« Comment, comment ! Est-ce donc ainsi qu’on traite les bons bourgeois d’Allemagne ?