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autres, en échange des sacrifices auxquels elle s’engage ; il y entre comme un simple élément dans un tout naturel, selon le mot de Bossuet. »

Il y a quelques années déjà, Bastiat avait dit : — « Pour l’homme, l’isolement, c’est la mort. Or, si hors de la société il ne peut vivre, la conclusion rigoureuse c’est que son état de nature c’est l’état social[1]. »

Maintenant, s’il est vrai que la société soit un fait naturel dans son origine, ne s’ensuit-il pas qu’elle le doit être encore dans ses développements ? C’est donc le rêve d’une imagination grossière et orgueilleuse que de dire : — « Depuis cinq mille ans l’humanité fait fausse route ; il devient urgent de la replacer aujourd’hui dans une direction contraire et meilleure. »

La civilisation s’opère logiquement, sinon tout à fait suivant les lois exactes de la logique hégélienne. Le progrès, de façon ou d’autre, est organique. Si défectueux que puisse parfois nous paraître notre état social, il faut l’accepter sans révolte parce qu’il est nécessaire, sans regrets parce qu’il renferme en lui le principe indestructible de son amélioration normale. Ah ! certes, je le sais : quinze ou dix-huit heures de travail journalier payées par un salaire de 1 fr. 63, c’est pour une femme une triste récompense de son courage et de sa vertu ! Certes, il est poignant de songer que chez tel ou tel pauvre artisan courbé sur une besogne vulgaire se fussent développés, dans l’aisance et par l’instruction, sinon le génie d’un Leibnitz ou d’un Bichat, peut-être les aptitudes administratives ou industrielles d’un Turgot ou d’un Jacquart ! Mais quoi ! si chétive que soit l’existence de ces êtres obscurs, du moins ils vivent ; et leur subsistance, c’est à la société ; c’est à la société seule qu’ils la doivent : isolés, ils périraient d’inanition. C’est là ce qu’enseigne à tout esprit sage l’étude attentive de notre organisation sociale. Cette organisation n’est donc point à détruire, ni même à refaire en entier : elle n’est simplement qu’à perfectionner d’après les indications de l’histoire, de l’économie, politique, de la philosophie, de toutes les sciences.

Dans ces données, je ne crois pas m’abuser bien lourdement en estimant qu’aujourd’hui, à part une tourbe indifférente et corrompue, à part un petit nombre de gens en place obstiné-

  1. F. Bastiat, Harmonies économiques, Échange.