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d’agrandir la vie individuelle en la faisant se confondre avec une vie plus largo et universelle. » La loi interne de l’art, c’est de « produire une émotion esthétique d’un caractère social ». Les sensations et les sentiments sont, au premier abord, ce qui divise le plus les hommes ; si on ne « discute » pas des goûts et des couleurs, c’est qu’on les regarde comme personnels, et cependant il y a un moyen de les socialiser en quelque sorte, de les rendre en grande partie identiques d’individu à individu : c’est l’art. Du fond incohérent et discordant des sensations et sentiments individuels, l’art dégage un ensemble de sensations et de sentiments qui peuvent retentir chez tous à la fois ou chez un grand nombre, qui peuvent ainsi donner lieu à une association de jouissances. Et le caractère de ces jouissances, c’est qu’elles ne s’excluent plus l’une l’autre, à la façon des plaisirs égoïstes, mais sont au contraire en essentielle « solidarité ». Comme la métaphysique, comme la morale, l’art enlève donc l’individu à sa vie propre pour le faire vivre de la vie universelle, non plus seulement par la communion des idées et croyances, ou par la communion des volontés et actions, mais par la communion même des sensations et sentiments. Toute esthétique est véritablement, comme semblaient le croire les anciens, une musique, en ce sens qu’elle est une réalisation d’harmonies sensibles entre les individus, un moyen de faire vibrer les cœurs sympathiquement comme vibrent des instruments ou des voix. Aussi tout art est-il un moyen de concorde sociale, et plus pr fond peut-être encore que les autres ; car penser de la même manière, c’est beaucoup sans doute, mais ce n’est pas encore assez pour nous faire vouloir de la même manière : le grand secret, c’est de nous faire sentir tous de la même manière, et voilà le prodige que l’art accomplit.

« D’après ces principes, l’art est d’autant plus grand, selon Guyau, qu’il réalise mieux les deux conditions essentielles de cette société de sentiments. En premier lieu, il faut que les sensations et sentiments dont l’art produit l’identité dans tout un groupe d’individus soient eux-mêmes de la nature la plus élevée ; en d’autres termes, il faut produire la sympathie des sensations et sentiments supérieurs. Mais en quoi consistera cette supériorité ? Précisément eu ce que les sensations et sentiments supérieurs auront un caractère a la fois plus intense et plus expansif, par conséquent plus social. Les plaisirs qui n’ont rien d’impersonnel n’ont rien de durable ni de beau : « Le plaisir qui aurait, au contraire, un caractère tout à fait universel, serait éternel ; et étant l’amour, il serait la grâce. C’est dans la négation de l’égoïsme, négation compatible avec la vie même, que l’esthétique, comme la morale, doit chercher