Page:Wagner - Ma vie, vol. 3, 1850-1864.pdf/60

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

48
LE « DEUX-DÉCEMBRE »

durée. On attendait donc avec émotion et curiosité le grand moment critique.

Pendant ma cure, nous avions correspondu activement, moi et mon ami Uhlig, et nous avions discuté de la question européenne aussi bien que des cures d’eau froide. Lui, qui venait à moi au sortir de ses répétitions d’orchestre et de théâtre dresdois, avait peine à partager ma foi hardie dans le changement héroïque qui, à mon avis, se préparait. Il m’assurait que je n’avais aucune idée de la lâcheté des hommes. Cependant je le convainquis si bien qu’il finit par croire comme moi au grand bouleversement que nous amènerait l’année 1852.

Nos lettres, apportées toujours par le Figaro, renfermaient bien des allusions à ce sujet. Avions-nous à nous plaindre de quelque infamie, j’invoquais tout de suite cette date d’espérance et de fatalité. Je me figurais qu’au début nous resterions spectateurs passifs de l’écroulement général du monde. Notre rôle ne commencerait qu’ensuite, quand les autres ne sauraient plus que faire.

Je ne puis dire avec quelle force ce singulier espoir s’était ancré dans mon esprit, mais je dus bientôt constater que l’inquiétante excitation de mon système nerveux était due en grande partie à l’arrogance que je mettais à certifier mes convictions. La nouvelle du coup d’État du 2 décembre me parut tout à fait incroyable : ce n’était pas l’organisation définitive du monde ; à mes yeux, c’en était l’écroulement. Lorsque le succès des manœuvres réactionnaires parut établi, je me détournai de ce monde énigmatique avec l’indifférence qu’on a pour un problème qui ne vaut pas la peine d’être résolu.