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JE TRAVAILLE À « TRISTAN »

effet singulier, presque sinistre. Je découvris que les premières parties renfermaient précisément la musique la plus étrange et la plus hardie que j’eusse jamais produite. Et je l’avais composée en voulant écrire un opéra facile à représenter ! Tout en travaillant à la grande scène de Tristan, je me demandais involontairement si ce n’était pas folie de ma part d’offrir une œuvre pareille à un éditeur et de la destiner au théâtre. Et pourtant je n’aurais pas sacrifié un seul de ses accents douloureux, bien que j’en souffrisse au suprême degré.

Mes maux de bas-ventre me tourmentant toujours, j’essayai de les soulager par l’usage modéré de l’eau de Kissingen : mais les courses matinales nécessaires me fatiguaient et me rendaient incapable de travail. C’est pourquoi j’eus l’idée d’y suppléer par de courtes promenades à cheval. Mon hôtelier m’abandonna donc une jument âgée de vingt-cinq ans, nommée Lise ; je la montais chaque matin et nous nous promenions aussi longtemps qu’elle avait envie d’avancer : elle n’allait jamais bien loin et à certains endroits, toujours les mêmes, elle faisait demi-tour de sa propre volonté, sans se soucier des exhortations de son cavalier.

Les mois d’avril, de mai et une partie de juin passèrent ainsi. Je luttais vainement contre ma disposition d’esprit mélancolique et ne parvins pas à dépasser la moitié de la composition de mon troisième acte. La saison des étrangers arriva : l’hôtel et ses dépendances s’emplirent de monde ; il n’était plus question d’accaparer tant de place à moi seul. On me proposa alors de déménager au deuxième étage du bâtiment principal ; il était occupé