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GOTTFRIED KELLER

note au piano et il ne me cacha pas que, sa mère étant morte folle, il craignait d’avoir la même destinée. Quoique cette circonstance le rendît en quelque sorte intéressant, il se mêlait a ses qualités intellectuelles une telle faiblesse de caractère que nous perdîmes bientôt tout espoir en ce qui le concernait, de sorte que son départ précipité de Zurich ne nous laissa pas inconsolables.

Du reste, le cercle de mes relations s’était élargi encore depuis quelque temps, et j’avais fait la connaissance de Gottfried Keller, un enfant de Zurich qui, par ses œuvres poétiques, avait acquis un nom en Allemagne. À son retour au pays, ses compatriotes, pleins d’espoir dans son talent, l’avaient accueilli avec joie. Sulzer m’avait parlé avec bienveillance de ses travaux, particulièrement de son grand roman, Henri le Vert, dont il n’exagérait cependant pas les mérites. Je fus étonné de trouver en Keller un homme extrêmement gauche et d’aspect rébarbatif qui, dès l’abord, inspirait de l’inquiétude pour son avenir. Cette inquiétude avait sa raison d’être : tous ses écrits, qui dénotaient vraiment beaucoup d’originalité n’étaient, somme toute, que les premières étapes d’un développement artistique, et l’on attendait avec impatience l’œuvre qui le consacrerait définitivement grand écrivain. De sorte que nos rapports se réduisirent à d’incessantes questions de ma part sur ce qu’il se proposait d’exécuter. Il m’exposa alors toute espèce de plans qu’il semblait avoir bien mûris, mais qui, à l’examen, se trouvèrent dénués de toute consistance. Heureusement pour Gottfried Keller que ses concitoyens réussirent, sans doute par patriotisme, à le