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nous ne verra la terre promise ; nous devons tous mourir dans le désert. L'esprit, — comme l'a dit quelqu'un, — est une maladie ; et elle est incurable. Dans les circonstances actuelles de la vie, la nature n'autorise que des anomalies ; notre condition, — pour ceux qui ont le plus de chance, — est d'être martyrs ; qui voudrait se soustraire à ce sort se révolterait contre les possibilités de l'existence. Pour moi, je ne peux plus vivre maintenant qu'en artiste : tout le reste, — puisque je ne puis plus embrasser ni la vie ni l'amour, — me dégoûte, ou ne m'intéresse qu'au point de vue de ses attaches avec l'art. Cela produit une vie pleine de souffrances, mais c'est tout au moins la seule vie possible. D'autre part, j'ai fait de merveilleuses expériences avec mes œuvres; quand je subis l'état de souffrance, qui est présentement mon état normal, je ne peux faire autrement que de croire mon système nerveux complètement ruiné; et cependant, ô merveille, ces nerfs, — quand il le faut et qu'un stimulant approprié se présente, — me rendent les plus inappréciables services ; je sens alors une clarté de vues, une aise et une sûreté dans la production comme jamais, auparavant, je n'en avais éprouvé. Ai-je raison de dire que mes nerfs sont usés? Je ne le crois pas, je vois seulement que l'état normal de ma nature, telle qu'elle s'est développée, est l'exaltation, tandis que le repos est l'état anormal. En somme, je ne me sens bien que lorsque je suis « hors de moi » : alors, je suis