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(Furieusement il bondit vers le rocher central, dont il escalade le sommet avec une effroyable précipitation. Les Ondines se séparent avec des cris aigus, et fuient, remontant de divers côtés.)
LES TROIS FILLES-DU-RHIN

Heya ! Heya ! Heyahaheï ! Sauvez-vous ! l’Alfe est enragé ! l’eau pétille et jaillit sous lui : c’est l’Amour qui l’a rendu fou !

(Elles s’esclaffent d’un rire frénétique.)
ALBERICH, ou sommet du roc, en étendant la main vers l’or.

Vous n’avez donc pas peur encore ? Faites l’amour désormais dans les ténèbres, humide engeance ! J’éteins votre lumière ; l’Or, je l’arrache au roc, pour en forger l’Anneau vengeur : car, que le fleuve m’entende, ainsi, je maudis l’Amour ![1]

(Avec une force terrible, il arrache l’Or au roc, et précipitamment se rue vers les profondeurs, où il disparaît avec lui. Le Fleuve , à l’instant même, s’emplit d’une épaisse nuit. Les Ondines plongent, en toute hâte, à la poursuite du ravisseur.)
LES FILLES-DU-RHIN, vociférant.

Arrélez le voleur ! Sauvez l’Or ! A l’aide ! A l’aide ! Malheur ! Malheur ![2]

(Le Fleuve paraît, en même temps qu’elles, s’enfoncer vers les profondeurs : on entend sonner, aux abîmes, les risées aiguës d’ALBERICH. Les rochers disparaissent dans l’obscurité dense ; toute la scène est, du haut en bas, remplie d’un noir ondoiement d’eaux, qui, durant un assez long temps, semblent, de plus en plus, baisser.)
  1. « C’est ce renoncement à l’Amour qui engendre le Drame entier jusqu’à la mort de Siegfried. » (Richard Wagner.)
  2. Au lieu de : « Malheur ! » , « Douleur ! » (qui est l’un des sens de « Wehe ! Wehe ! »), M. Dujardin traduit : « Aïe ! Aïe ! ». C’est sur ce mot, – un vrai mot de la fin, en effet, que s’arrête son malheureux essai. J’ai développé plus haut quelles bonnes raisons j’ai eues pour m’acharner sur cet essai. Il n’est que juste de dire ici combien M. Dujardin fut, vers la même époque, infiniment mieux inspiré dans ses traductions, littérales aussi, de deux autres scènes capitales : l’Evocation d’Erda, et la Mort de Brünnhilde. Nous ne saurions oublier d’ailleurs maintes vaillantes pages de polémique, maintes précieuses pages fluides de rêve, dues à la plume du même poète, et pleines d’une belle foi wagnérienne , c’est-à-dire d’une altière foi d’Art. Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’il aima beaucoup Wagner et l’a compris presque toujours. Quant à M. Stewart Chamberlain, dont j’admire depuis bien longtemps le pur zèle désintéressé, je le prie de trouver ici, nonobstant telles critiques, l’expression du profond respect d’un homme libre, à la bouche sincère.