Page:Wagner - L’Art et la Révolution, 1898, trad. Mesnil.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 55 —

esthétique la distraction des ennuyés. Du cœur de notre société moderne, du centre de son mouvement circulatoire, la spéculation en grand, notre art prend son suc nourricier ; il emprunte une grâce sans âme aux restes sans vie d’une convention chevaleresque moyenâgeuse, et daigne descendre de là, avec l’affectation de la charité chrétienne qui ne méprise pas même l’obole du pauvre, jusqu’aux profondeurs du prolétariat,— énervant, démoralisant, déshumanisant, en quelque endroit que le poison de sa sève se répande.

C’est au théâtre qu’il siège de préférence, tout comme l’art grec à son apogée ; et il a droit au théâtre, étant l’expression de la vie publique de notre époque. Notre art théâtral moderne incarne l’esprit dominant de notre vie publique, il l’exprime et le répand quotidiennement comme jamais art ne le fit, car il prépare ses fêtes chaque soir dans presque toutes les villes d’Europe. Ainsi, sous forme d’art dramatique extraordinairement répandu, il caractérise apparemment la floraison de notre civilisation, comme la tragédie grecque caractérisait l’apogée de l’esprit grec : mais cette floraison est celle de la pourriture d'un ordre des choses et des relations humaines vide, sans âme, contre nature.

Nous n’avons pas même besoin de caractériser ici plus exactement cet ordre de choses ; il