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DIX ÉCRITS DE RICHARD WAGNER

cielles attachées à ce mode d’exécution, plus les compositions de cette nature devinrent insipides et dépourvues de caractère. Toutefois, ce fut pour ainsi dire un bonheur pour l’art que les virtuoses s’adonnassent ainsi à un genre spécialement fait pour eux, car ce fut autant de gagné pour les saines productions de l’art, soustraites par leur propre mérite à de semblables mutilations. Mais l’abus dépassa bientôt ses premières limites, la virtuosité devint de plus en plus envahissante, et toute composition musicale dut se résigner, pour avoir sa part des suffrages publics, à servir d’instrument et de prétexte aux expériences capricieuses des exécutants.

Dans quelle situation singulière, en effet, n’est pas tombé aujourd’hui l’art musical : le but véritable a été sacrifié à l’accessoire, ou plutôt c’est l’accessoire qui est devenu le principal but. Ce serait déjà une triste nécessité que l’obligation imposée aux compositeurs d’arranger leurs ouvrages dans l’intérêt de telle ou telle qualité spéciale de l’exécutant, mais on est allé bien plus loin. Le musicien qui veut, aujourd’hui, conquérir la sympathie des masses, est forcé de prendre pour point de départ cet amour-propre intraitable des virtuoses, et de concilier avec une pareille servitude les miracles qu’on attend de son génie. À la vérité, il faut rendre cette justice à l’époque actuelle, qu’elle a produit des artistes qui ont su, en dépit de cette obsession préjudi-